Le vijnâna Bhairava tantra
LE
VIJNÂNA BHAIRAVA TANTRA
Traduction
L. SILBURN
La
Déesse dit :
Ô
Dieu, tout ce qui tire son origine du Rudrayâmalatantra m’a été
intégralement révélé. C’est le Trikabheda, la triple
différenciation obtenue en extrayant la quintessence de la
quintessence.
Et
cependant, O Maître suprême ! mon doute n’est pas encore
dissipé. Quelle est, O dieu, en réalité absolue, l’essence qui
consiste en énergie fragmentatrice de l’ensemble des sons ?
Ou encore, comment peut-elle résider sous l’aspect différencié
d’une nonuple formule dans la forme distincte de Bhairava ?
Ou encore, comment est-elle différenciée en un Dieu à trois
têtes ? Ou comment donc consiste t-elle en une triple énergie ?
Comment à nouveau est-elle faite de nâdabindu ?
Qu’est-ce que les phases subtiles de l’énergie phonématique,
la demi-lune et l’obstruante ? Ou encore comment est-elle la
consonne sans voyelle (anacka) qui réside sur la roue des
phonèmes ? Comment donc a-t-elle pour nature propre l’Énergie ?
Ou
encore comment tout est composé, soit de l’énergie
transcendante-et-immanente et à la fois de l’énergie immanente
seule, et encore à la fois de l’énergie purement
transcendantale ? La transcendance, en vérité, ne
saurait être différenciée en phonèmes et en corps, car elle ne
peut se trouver en tant que nature indivise dans ce qui est composé.
O
Seigneur accorde-moi ta grâce et dissipe entièrement mon doute.
Bhairava
répond :
Bien !
Bien ! O Très aimée ! ta question forme la quintessence
des Tantra. Ce sujet est extrêmement ésotérique, O Bienheureuse !
pourtant je te l’expliquerai, Déesse. Tout ce qu’on
déclare forme composée appartenant à Bhairava doit être
considéré comme une fantasmagorie, une illusion magique, un rêve,
le mirage d’un château dans le ciel, du fait de son manque de
substance.
Du
point de vue absolu, ce bhairava n’est ni la nonuple
formule, ni l’ensemble des sons. Il n’est pas non plus le Dieu à
trois têtes. La triple énergie ne constitue pas son essence. Il ne
consiste pas non plus en nâdabindu, ni en candrardha
ni en nirodikhâ (ensemble d’énergies de plus en plus
subtiles) et ne s’associe pas au cours de la Roue cosmique.
L’énergie ne forme pas son essence, car ces conceptions ne sont
que des épouvantails à l’usage des enfants et des hommes à la
pensée non encore éveillée, elles jouent le même rôle que la
douceur qui cache le médicament. Leur description n’a d’autre
but que de faire progresser l’aspirant.
La
félicité éprouvée comme sienne au plus profond de soi n’est pas
soumise à la pensée dualisante. Elle échappe aux exigences de
temps et de lieu ainsi qu’aux spécifications de l’espace. Dans
l’ordre de la vérité absolue, elle ne peut être suggérée et
demeure ineffable. Telle est l’expression de la plénitude, la
Bhairavi, l’énergie du Soi de Bhairava. En vérité
on doit discerner cette Merveille immaculée qui emplit le cosmos. A
un tel degré de réalité qui donc est adoré et qui se plait à
l’adoration ? Cette condition de Bhairava qu’on
célèbre de la sorte est attestée comme suprême. C’est elle que
sous sa forme la plus lointaine, on déclare ‘Déesse suprême’.
Puisqu’il
ne peut jamais y avoir aucune distinction entre énergie et détenteur
d’énergie, ni entre substance et attribut, l’énergie suprême
est identique au Soi suprême. Comme on n’imagine pas d’énergie
consumante distincte du feu, la distinction entre énergie et porteur
d’énergie n’apparaît pas lorsqu’on s’absorbe dans la
Réalité de la connaissance absolue.
Si
celui qui pénètre dans l’état de l’énergie réalise qu’il
n’en est pas distinct, son énergie divinisée assume l’essence
de Shiva et on la nomme alors ‘ouverture’. De même que,
grâce à la lumière d’une lampe ou aux rayons du soleil, on prend
connaissance des diverses portions de l’espace, de même O Bien
Aimée ! c’est grâce à son énergie que l’on peut
connaître Shiva.
La
Déesse dit :
O
dieux des dieux ! Toi qui portes l’emblème du trident et as
pour ornement la guirlande des crânes, dis-mois par quels moyens on
peut apercevoir l’état qui a forme de plénitude propre à
Bhairava, qui échappe au temps et à l’espace et défie
toute description ? En quel sens dit-on la suprême Déesse est
l’ouverture qui lui donne accès ? Instruis-moi O Bhairava,
afin que ma connaissance devienne parfaite.
Bhairava
répond :
Il
faut exercer une poussée ascentionnelle sur la suprême Énergie
formée de deux points (Visarga),
que sont le souffle expiré en haut et le souffle inspiré en bas. La
situation de plénitude provient de ce qu’ils sont portés ou
maintenus, sur leur double lieu d’origine.
Si
l’on s’exerce sans interruption sur le couple des espaces vides
interne et externe des souffles inspirés et expirés, ainsi O
Bhairavi : la merveilleuse Forme de Bhairavi et de
Bhairava se révèlera.
L’énergie
sous forme de souffle ne peut ni entrer ni sortir lorsqu’elle
s’épanouit au centre en tant que libre de dualité, par son
entremise on recouvre l’essence absolue.
Qu’on
pratique la rétention du souffle lorsqu’on expire ou encore
lorsqu’on inspir. A la fin de cet exercice, on nommera cette
énergie du souffle retenu, ‘apaisée’ et grâce à cette énergie
se révèle l’essence apaisée.
Qu’on se
concentre sur cette énergie du souffle resplendissante de rayons de
lumière et dont l’essence est subtile entre les choses subtiles,
quand elle s’élève de la base jusqu’à ce qu’elle s’apaise
au centre supérieur. Voilà l’ Éveil de
Bhairava.
De
centre en centre, de proche en proche, l’énergie vitale, tel un
éclair jaillit jusqu’au sommet du triple poing, tant qu’à la
fin le grand Éveil se produit.
Les
douze modalités successives correspondent exactement à la
distinction en douze phonèmes. S’étant libéré graduellement des
conditions matérielle, subtile, et suprême, en dernier lieu, on
s’identifie à Shiva même.
Ayant
rempli le sommet du crâne de l’énergie du souffle et projeté
celle-ci rapidement à l’aide du pont établi par une contraction
des sourcils, si l’on a libéré la pensée de toute dualité,
grâce à cette énergie, on deviendra omnipénétrant dès qu’on
accède à ce qui est au delà de toute chose.
Si
l’on médite sur le quintuple vide, en prenant pour support les
cercles bariolés des plumes du paon, on s’abîme dans le Cœur,
l’incomparable Vide.
Vide, mur,
réceptacle suprême, quel que soit l’objet sur lequel on doit se
concentrer en suivant un tel ordre, l’excellente Bienfaitrice se
résorbe en elle même.
Ayant
fixé la pensée à l’intérieur du crâne, se tenant les yeux
fermés, peu à peu, grâce à la stabilité de la pensée, qu’on
discerne l’éminemment discernable.
Le
canal médian est ce qui tient au Centre. Quant on médite sur lui
sous forme de cette Déesse qui, semblable au filament d’une tige
de lotus, est identique au firmament intérieur, alors le Dieu se
révèle.
Dès
que l’on a bouché les ouvertures des sens à l’aide de l’arme
défensive que forme les mains les obstruant, et qu’on perce le
centre entre les sourcils, le bindu une fois perçu disparaît peu à
peu, alors au milieu de cette disparition, voilà le suprême séjour.
Si
l’on médite dans le cœur et au sommet de la mèche de cheveux sur
le bindu, point semblable à la marque rouge, ce feu subtil
que produit une certaine effervescence, à la fin, lorsque celle-ci a
disparu, on s’absorbe dans la Lumière de la Conscience.
Il
accède au brahman suprême celui qui baigne dans le
brahman-son, l’anâtha logé dans le réceptacle de
l’oreille, son ininterrompu, précipité comme un fleuve.
Si
l’on récite la syllabe sacrée AUM ou toute autre formule et qu’on
éprouve le vide qui se trouve à la fin du son protracté, au moyen
de cette éminente énergie du vide, O Bhairavi, on atteint la
vacuité.
Il
faut se concentrer sur la fin ou le commencement de n’importe quel
phonème. Par la puissance du vide, cet homme devenu vide prendra la
forme du vide.
En
suivant attentivement les sons prolongés d’instruments de musique,
à cordes ou autres, si l’esprit ne s’interresse à rien d’autre,
à la fin de chaque son, l’on s’identifiera à la forme
merveilleuse du firmament suprême.
Mais
aussi à l’aide de la succession ordonnée de phonèmes grossiers
d’une formule quelconque d’un seul bloc, sous la poussée du vide
propre aux phases subtiles d’ardhendu, bindu, et
nadâbindu on deviendra Shiva.
Qu’on
évoque l’espace vide en son propre corps dans toutes les
directions à la fois. Alors, pour qui jouit d’une pensée libre de
dualité, tout devient espace vide.
On doit
évoquer en même temps le vide du sommet et le vide de la base. Du
fait que l’Énergie est indépendante du corps, la pensée
deviendra vide. Qu’on évoque de manière simultanée le vide du
sommet, le vide à la base et le vide du cœur. Grâce à l’absence
de toute pensée dualisante, alors se lève la Conscience
non-dualisante.
Si l’on
évoque, rien qu’un instant, l’absence de dualité en un point
quelconque du corps, voilà la Vacuité même. Libéré de toute
pensée dualisante, on accèdera à l’essence non dualisante.
O Belle aux
yeux de gazelle ! Qu’on évoque intensément toute la
substance qui forme le corps comme pénétrée d’éther. Et cette
évocation deviendra alors permanente.
On doit
considérer la différenciation de la peau du corps comme un mur.
Celui qui médite sur son corps comme s’il ne contenait rien à
l’intérieur, adhère bientôt à l’au-delà du méditable.
O
Bienheureuse ! les sens anéantis dans l’espace du cœur,
l’esprit indifférent à toute autre chose, celui qui accède au
milieu de la coupe bien close des lotus atteindra la faveur surprême.
Du fait que
la pensée est absorbée dans le dvâdasantâ, chez un homme
dont l’intellect est ferme et dont le corps est pénétré de
toutes parts de Conscience, se présente alors à lui la
caractéristique de la Réalité bien affermie.
Qu’on fixe
sa pensée dans le centre supérieur, dvâdasantâ, de
toutes manières et où qu’on se trouve. L’agitation s’étant
peu à peu abolie, en quelques jours l’indescriptible se produira.
On doit
intensément se concentrer sur sa propre forteresse comme si elle
était consumée par le feu du Temps qui surgit du pied de ce Temps.
Alors, à la fin, se manifeste la quiétude.
De même,
après avoir médité en imagination sur le monde entier comme étant
consumé par les flammes, l’homme dont l’esprit est indifférent
à toute autre chose, accèdera à la plus haute condition humaine.
Si l’on
médite sur les catégories subtiles ainsi que sur les catégories
très subtiles, incluses dans son propre corps, ou bien sur celles de
l’univers comme si elles se résorbaient les unes dans les autres,
finalement la suprême Déesse se révèlera.
Si l’on
médite sur l’énergie du souffle grasse et très faible dans le
domaine du dvâdasantâ et qu'au moment de s’endormir, on
pénètre dans son propre cœur; en méditant ainsi on obtiendra la
maîtrise des rêves.
Il faut se
concentrer par degrés sur l’univers sous forme de monde et autres
cheminements, en le considérant dans ses modalités grossière,
subtile et suprême, jusqu’à parvenir finalement à l’absorption
de la pensée.
Après avoir
médité sur la réalité Sivaïte selon la méthode des six
cheminements, de façon exhaustive en y incluant l’univers entier,
alors se produit le grand Éveil.
O puissante
Déesse ! on doit se concentrer intensément sur tout cet
univers comme s’il était vide et là même la pensée se résorbe.
Alors on devient le vase d’élection de l’absorption en ce vide.
Qu’on fixe
le regard sur un récipient, une cruche ou quelque autre objet en
faisant abstraction de ses parois. Lorsqu’on parvient à s’absorber
en ce vide, à cet instant précis et grâce à cette absorption, on
s’identifiera à Lui.
Qu’on fixe
le regard sur une région dépourvu d’arbres, de montagnes, de
murailles ou d’autres objets. Dans l’état mental d’absorption
on devient un être dont l’activité fluctuante a disparu.
Au moment où
l’on perçoit deux choses, prenant conscience de l’intervalle
entre elles, qu’on s’y installe ferme. Si l’on bannit
simultanément toutes deux, alors, dans cet intervalle, la Réalité
resplendit.
Que l’esprit
qui vient quitter une chose soit bloqué et ne s’oriente pas vers
une autre chose. Alors, grâce à la chose qui se trouve entre elles,
la Réalisation s’épanouit dans toute son intensité.
En vérité,
que l’on évoque parfaitement, de façon sumultanée dans sa
totalité, soit l’univers, soit son propre corps comme s’il était
fait de conscience. Alors, à l’aide d’une pensée sans dualité,
on obtiendra le suprême Éveil.
En pratiquant
la friction des deux souffles, à l’extérieur ou à l’intérieur,
le yogin deviendra à la fin le vase d’élection d’où surgit la
connaissance suprême de l’Égalité.
Que le yogin
considère soit l’univers entier soit son propre corps,
simultanément dans sa totalité, comme rempli de sa propre félicité.
Alors, grâce à son ambroisie intime, il s’identifiera à la
suprême félicité. Comme par un procédé de magie, O Belle aux
yeux de gazelle ! la grande félicité se lève subitement.
Grâce à elle la Réalité se manifeste.
Lorsqu’on
fait échec au flot tout entier des activités sensorielles par le
moyen de l’énergie du souffle qui s’élève, peu à peu, au
moment où l’on sent un fourmillement, le suprême bonheur se
propage.
Mais qu’on
fixe la pensée qui n’est plus que plaisir dans l’intervalle de
feu et de poison. Elle s’isole alors ou se remplit de souffle et
l’on intègre la félicité de l’Amour.
La jouissance
de la Réalité du brahman qu’on éprouve au moment où
prend fin l’absorption dans l’énergie fortement agitée par
l’union avec une parèdre (shakti), c’est elle précisément
qu’on nomme jouissance intime.
O Maîtresse
des Dieux ! l’afflux de la félicité se produit même en
l’absence d’une énergie (femme), si l’on se remémore
intensément la jouissance née de la femme grâce à des baisers,
des caresses et des étreintes.
Ou encore à
la vue d’un parent dont on a été longtemps séparé, on accède à
une félicité très grande. Ayant médité sur la félicité qui
vient de surgir, on s’y absorbe, puis la pensée s’identifie à
elle.
Grâce à
l’épanouissement de la félicité qui comporte l’euphorie causée
par la nourriture et la boisson, qu’on adhère de tout son être à
ce état de surabondance et l’on s’identifiera alors à la grande
Félicité.
Si un yogin
se fond dans le bonheur incomparable éprouvé à jouir des chants et
autres plaisirs sensibles, parce qu’il n’est plus que ce bonheur,
une fois sa pensée stabilisée, il s’identifiera complètement à
lui.
Là ou la
pensée trouve satisfaction, c’est en ce lieux même, qu’il faut
river cette pensée sans fléchir; c’est là, en effet, que
l’essence de la suprême félicité se révèle pleinement.
Lorsque le
sommeil n’est pas encore venu et que pourtant le monde extérieur
s’est effacé, au moment où cet état devient accessible à la
pensée, la Déesse suprême se révèle.
Le regard
doit être fixé sur une portion d’espace qui apparaît
tachetée sous le rayonnement du soleil, d’une lampe etc… C’est
là même que resplendit l’essence de son propre Soi.
La suprême
fusion dans le Tout se révèle au moment de la perception intuitive
de l’Univers, grâce aux attitudes suivantes : le repos de la
mort, la fureur, la fixité du regard, la succion ininterrompue et la
concentration sur l’éther.
Installé sur
un siège moelleux, ne reposant que sur son séant, pieds et
mains privés de support; par l’effet de cette attitude,
l’intelligence intuitive la plus haute accède à la plénitude.
Confortablement
installé sur un siège, les bras croisés ayant fixé la pensée au
creux des aisselles, grâce à cette absorption on obtiendra la
quiétude.
Ayant fixé
les yeux sans cligner sur un objet à forme grossière et si l’on
prive la pensée de tout support, l’on parviendra sans tarder à
Shiva.
La bouche
étant largement ouverte, la langue au centre, si l’on fixe la
pensée sur ce centre en récitant mentalement le phonème Ha, l’on
s’abîmera alors dans la paix.
Se tenant
assis ou couché, un yogin, doit évoquer avec intensité son propre
corps comme privé de support; dans une pensée qui s’évanouit, à
l’instant même, ses prédispositions inconscientes
s’évanouiront.
Ou encore si
l’on se trouve dans un véhicule en mouvement, ou si l’on meut le
corps très lentement, O Déesse ! jouissant alors d’une
disposition d’esprit bien apaisée, l’on parviendra au flot
divin.
Si
contemplant un ciel très pur, on y fixe le regard sans la moindre
défaillance, l’être tout entier étant immobilisé, à ce moment
même O Déesse ! on atteindra la Merveille de bhairava.
Qu’on
évoque tout l’espace-vide sous forme d’essence de bhairava,
comme dissous dans sa propre tête. Alors l’univers tout entier
s’absorbera dans la Réalité de l’éclat, expression même de
Bhairava.
Quand on
connaît pleinement la forme de Bhairava dans la veille et
autres états, c’est à dire : connaissance limitée et
production de dualité quant à la veille, vision
extériorisante quant au rêve et aussi ténèbres quant au sommeil
profond, on est alors empli de la splendeur infinie de la Conscience.
Une chose limitée étant connue, engendre la dualité. Telle est la
lumière extérieure, qui équivaut aux ténèbres. D’autre part
qu’on la perçoive comme pleine de la Lumière infinie de la
Conscience, et l’univers entier, assumera la forme de
Bhairava.
De même
durant une nuit noire, à l’arrivée de la quinzaine sombre, ayant
évoqué sans discontinuer la forme ténébreuse, on accèdera à la
Réalité de Bhairava.
De même,
tenant d’abord les yeux bien fermés, une couleur sombre apparaît.
Si on les ouvre, tout grands en évoquant la forme de Bahirava,
on s’identifiera à elle.
Qu’un
obstacle s’oppose à l’exercice d’un organe quelconque ou que
de soi-même on y fasse obstruction, si l’on s’enfonce dans le
vide sans dualité, la même le Soi resplendit.
Si l’on
récite le phonème A sans bindu ni visarga, le
Seigneur suprême, ce puissant torrent de connaissance, surgit
imprévisible O Déesse !
Qu’on fixe
l’esprit sur la fin du visarga de n’importe quelle lettre
pourvu de visarga et, par l’intermédiaire d’une pensée
libérée de tout fondement, on entrera en contact avec l’éternel
brahman.
Qu’on
médite sur son propre Soi en forme de firmament illimité en tous
sens. Dès que la conscience se trouve privée de tout support, alors
l’Énergie manifeste sa véritable essence.
Après avoir
perforé une partie quelconque de son corps avec un instrument pointu
ou autre, si l’on tient alors son esprit appliqué à cet endroit
précis, la progression éclatante, vers Bhairava se produira.
On doit se
convaincre de l’idée, que les organes, les souffles, la pensée
n’existent pas en moi. Grâce à l’absence de pensée dualisante
qui en résulte, on transcende à jamais tous les vikalpa.
(les notions duelles)
L’illusion
est dite ‘la pertubatrice’. La fonction de kalâ, consiste
en une activité fragmentatrice et ainsi de suite pour les autres
cuirasses et limitations. Considérant qu’il n’y a là
qu’attribut des catégories, qu’on ne s’en sépare pas.
Ayant observé
un désir qui surgit soudain, qu’on y mette fin brusquement. Quelle
que soit la source d’où il jaillit, que là même il s’absorbe.
Quand ma
volonté ou ma connaissance n’ont pas encore surgi, que suis-je, en
vérité ? Telle est, dans l’ordre de la Réalité, la nature
du Je. La pensée s’identifie à cela, puis s’absorbe en cela.
Mais une fois
que la volonté ou la connaissance se sont produites, on doit y river
la pensée au moyen de la conscience de Soi ; l’esprit étant
indifférent à toute autre chose, alors jaillira l’intuition du
Sens de la Réalité.
Toute
connaissance est sans cause, sans support et fallacieuse par nature.
Dans l’ordre de la Réalité absolue, cette connaissance
n’appartient à personne. Quand on est ainsi totalement adonné à
cette concentration. O Bien-aimée ! on devient Shiva.
Celui qui a
pour propriété la Conscience réside dans tous les corps ; il
n’y a nulle part de différenciation. Ayant alors réalisé que
tout est fait de cette Conscience, il est l’homme qui a conquis le
devenir.
Si l’on
réussit à immobiliser l’intellect alors qu’on est sous
l’emprise du désir, de la colère, de l’avidité, de
l’égarement, de l’orgueil, de l’envie, la Réalité de ces
états subsiste seule.
Si l’on
médite sur le cosmos en le considérant comme une fantasmagorie, une
peinture ou un tourbillon et qu’on arrive à le percevoir tout
entier comme tel, le bonheur surgira.
On ne doit
pas fixer la pensée dans la douleur ni la gaspiller dans le bonheur,
O Bhairavi ! Veuille connaître toute chose au milieu des
extrêmes. Eh quoi ! la Réalité seule subsiste.
Après avoir
rejeté son propre corps en réalisant : « je suis
partout » d’une pensée ferme et d’une vision qu n’a
égard à rien d’autre, on accède au bonheur.
La
discrimination ou le désir, ne se trouve pas seulement en moi mais
apparaît aussi partout, dans les jarres et autres objets. Réalisant
cela, on devient omnipénétrant.
La perception
du sujet et de l’objet est la même chez tous les êtres nantis
d’un corps. Mais ce qui caractérise les yogin c’est leur
attention ininterrompue à l’union du sujet et de l’objet.
Que même
dans le corps d’autrui on saisisse la conscience comme dans le sien
propre. Se désinteressant de tout ce qui concerne son corps, en
quelques jours on devient omnipénétrant.
Ayant libéré
l’esprit de tout support, qu’on cesse de penser selon une pensée
dualisante. Alors, O femme aux yeux de gazelle ! l’état de
Bhairava réside dans le fait que le Soi devient le Soi
absolu.
Quand on se
renforce dans la réalisation suivante : ‘Je possède les
attributs de Shiva, je suis omniscient, tout-puissant et
omnipénétrant ; je suis le Maître suprême et nul autre, on
devient Shiva.
Comme les
vagues surgissent de l’eau, les flammes du feu, les rayons du
soleil, ainsi ces fluctuations de l’univers se sont différenciées
à partir de moi, le Bhairava.
Lorsque,
physiquement égaré, on a tourné de tous côtés et en tout hâte
au point de tomber à terre d’épuisement; grâce à l’arrêt de
l’effervescence produite par l’envahissement de l’énergie, la
condition suprême apparaît. Si l’on est privé de force ou
de connaissance à l’égard des choses ou encore si la pensée se
dissout dans l’extase, dès que prend fin l’effervescence
produite par l’envahissement de l’énergie, la forme merveilleuse
de Bhairava se révèle.
Écoute, O
Déesse ! Je vais t’exposer tout entier cet enseignement
traditionnel et mystique : il suffit que les yeux fixent sans
cligner pour que ce produise aussitôt l’isolement.
S’étant
bouché les oreilles ainsi que l’ouverture inférieure (anus), puis
méditant sur la résonance sans consonne ni voyelle, qu’on entre
dans l’éternel Brahman.
Se tenant au
dessus d’un puits très profond, les yeux fixés sur le fond sans
cligner, dès que l’intelligence intuitive du yogin est exempte de
dualité conceptuelle, aussitôt la dissolution de la pensée se
produira clairement en lui.
Partout où
va la pensée, vers l’extérieur ou encore vers l’intérieur, O
Bien-aimée ! là se trouve l’état shivaïte ; celui-ci
étant omnipénétrant, où donc la pensée pourrait-elle aller pour
lui échapper.
Chaque fois
que par l’intermédiaire des organes sensoriels, la conscience de
l’omniprésent se révèle, puisqu’elle a pour nature
fondamentale de n’être que cela, à savoir pure conscience, grâce
à l’absorption dans la Conscience absolue, on accède à l’essence
de la plénitude.
Au
commencement et à la fin de l’éternuement, dans la terreur et
l’anxiété ou quand on surplombe un précipice, lorsque’on fuit
le champ de bataille, au moment où l’on ressent une vive
curiosité, au stade initial ou final de la faim, etc ... la
condition faite d’existence brahmique se révèle.
A la vue d’un
certain lieu, qu’on laisse aller sa pensée vers des objets
dont on se souvient. Dès qu’on prive son corps de tout support, le
Souverain omniprésent s’avance.
Après avoir
posé le regard sur un objet quelconque, qu’on l’en retire très
lentement. Alors la connaissance de cet objet n’est accompagné que
de pensée, O Déesse, et l’on devient le réceptacle du vide.
Cette sorte
d’intuition qui, grâce à l’intensité de l’adoration, naît
chez l’homme parvenu au parfait détachement, c’est l’énergie
même du Bienfaisant. Qu’on l’évoque perpétuellement et l’on
s’identifiera à Shiva.
Alors qu’on
perçoit un objet déterminé, la vacuité s’établit peu à peu à
l’égard des autres objets. Ayant médité en pensée sur cette
vacuité même, bien que l’objet reste connu, on s’apaise.
Cette pureté
qu’enseignent les gens de peu de savoir, apparaît dans la doctrine
de Shiva comme une véritable impureté. Il ne faut pas la considérer
comme pure, en vérité, mais comme polluée. C’est pourquoi
s’affranchissant de pensée dualisante, qu’on parvienne au
bonheur.
La réalité
de Bhairava a partout son domaine y compris chez les gens
du commun. Et l’homme qui prend conscience de ceci : « rien
n’existe qui en soit distinct », accède à la condition
Sans-second.
Étant le
même à l’égard d’amis et d’ennemis, le même dans l’honneur
et le déshonneur ; grâce à la parfaite plénitude du brahman,
ayant compris cela, qu’on soit heureux.
L’inconnaissable,
l’insaisissable, le vide et ce qui n’accèdera jamais à
l’existence, imaginez tout cela comme Bhairava et à la fin
de cette évocation, l’illumination se produit.
Ayant fixé
la pensée sur l’espace externe qui est éternel, sans support,
vide, omnipénétrant et dépourvu d’opération, qu’on se fonde
alors dans le non-espace.
Quel que soit
l’objet vers lequel la pensée se dirige, il faut à cet instant
précis et à l’aide de cette pensée quitter l’objet
complètement sans laisser un autre s’installer à la place. Alors
on sera exempt de fluctuation.
Étymologie
fantaisiste de Bhairava :
Au moyen de
‘bhâ’, la lumière consciente, tout résonne (rava).
‘Sarvadah’ :
il donne toute chose, (da = Râ),
il pénètre
dans tout l’univers (vyâpaka = Vâ).
Il est à
noter une autre étymologie donnée par Jean Papin :
Bha = Bharana
ou maintient de l’ordre cosmique.
Ra = Ravana
ou résorption des mondes
Va = Vamana
ou vomissement, émanation des mondes.
(Dans les
deux cas :) Ainsi par la récitation ininterrompue du mot
Bhairava, on devient Shiva.
A l’occasion
d’affirmations comme ‘je suis, ceci est à moi’, etc., la
pensée accède à ce qui n’a pas de fondement. Sous l’aiguillon
d’une telle méditation, on s’apaise.
Éternel,
omniprésent, sans support, omnipénétrant, souverain de tout ce qui
est. Méditant à chaque instant sur ces mots, on en réalise la
signification conformément à l’objet signifié (Shiva).
Tout cet
univers est privé de réalité à l’image d’un spectacle fictif.
Quelle est la réalité d’un tel spectacle ? Si l’on est
fermement convaincu de cette vérité, on acquiert la paix. Comment y
aurait-il connaissance ou activité pour un Soi affranchi de toute
modalité ? Les objets externes dépendent de la connaissance et
partant de là, ce monde est vide.
Il n’existe
plus pour moi de lieu, il n’y a plus pour moi de libération. Lien
et libération ne sont que deux épouventails à l’usage d’un
être terrifié. Cet univers apparaît comme un reflet dans
l’intellect à l’image du soleil sur l’eau.
Toute
impression comme le plaisir, la douleur, etc .. nous parvient par
l’intermédiaire des organes sensoriels. S’étant détaché de
ces organes, on prend assise en soi-même, puis on demeure à jamais
dans son propre Soi.
Toute chose
se manifeste par la Connaissance et le Soi se manifeste par toute
chose. En raison de leur essence unique, connaissance et connu se
révèlent comme ne faisant qu’un.
Faculté
mentale, conscience intériorisée, énergie du souffle, et soi
limité aussi ; quand ce quatuor a complètement disparu. O
Bien-aimée ! alors la forme merveilleuse de ce Bhairava
subsiste seule.
Ainsi 112
instructions concernant le sans-houle viennent d’être brièvement
exposées. O Déesse ! l’homme qui les connaît reçoit le nom
de ‘familier de la connaissance’. Quiconque s’adonne à une
seule de ces instructions ici décrites devient lui-même Bhairava en
personne. Ses paroles se réalisent en actes et il confère
bénédictions et malédictions.
O Déesse !
il ne vieillit pas, il ne meurt pas; il est doué d’attributs
supranaturels comme les pouvoirs d’exiguïté et autres. Choyé des
yoginis, il agit en maître au cours de toutes leurs réunions. Il
est libéré bien qu’il demeure encore en cette vie et bien qu’il
s’adonne à des activités ordinaires.
La déesse
dit :
O Seigneur
tout-puissant, si telle est la forme merveilleuse de la suprême
énergie et qu’on la prenne comme règle générale, O Dieu !
qui récite et quelle est la récitation ? Qui médite, O grand
Maître ! qui adore et qui tire satisfaction de l’adoration ?
Qui offre l’oblation et quel est le sacrifice, qui le fait et
comment et pour qui ?
Bhairava
répond :
O femme aux
yeux de gazelle ! cette pratique ici mentionnée est extérieure
et ne relève que des seules modalités grossières. En vérité
cette Réalisation qu’on expérimente encore et encore à
l’intérieur de la suprême réalité, voilà ce qu’est ici la
véritable récitation. De même, on doit considérer ce qui est
récité comme une résonance spontanée consistant en une formule
mystique.
Un intellect
inébranlable, sans aspects ni fondements, voici, en vérité ce que
nous appelons méditation. Mais la représentation imagée de
divinités nanties de corps, organes, visages, mains, etc. n’offre
rien de commun avec la vraie méditation.
L’adoration
véritable ne consiste pas en une offrande de fleurs et autres dons,
mais en une intelligence intuitive bien établie dans le suprême
firmament de la Conscience, exempt de pensée dualisante. En vérité,
cette adoration se confond avec l’absorption en Shiva issue de
l’ardeur mystique.
Le Soi, en
vérité a pour moelle autonomie, félicité et Conscience. Si
l’on plonge intégralement son propre soi dans cette essence, c’est
là ce qu’on appelle le ‘bain rituel’.
Le
transcendant et l’immanent que l’on honore précisément avec des
offrandes et qui en tirent satisfaction ; celui aussi qui
les offre; tous ne forment qu’un. Où est l’adoration véritable,
sinon là ?
Que le
souffle exhalé sorte et que le souffle inhalé entre, de leur propre
accord. La Kundalini dont l’aspect est sinueux retrouve son essence
dressée. C’est la grande Déesse immanente et transcendante, le
suprême Sanctuaire.
Lorsqu’on
prend de fermes assises dans le rite de la grande félicité et qu’on
suit attentivement la montée de cette énergie, grâce à cette
Déesse, étant bien absorbé en elle, on atteindra le suprême
Bhairava.
En émettant
le phonème SA, il se dirige vers l’extérieur par le souffle, en
énonçant le phonème HA, il entre à nouveau. C’est ainsi que
l’individu répète inlassablement cette formule hamsa, hamsa.
21600 fois jour et nuit, cette récitation est prescrite comme celle
de la suprême Déesse. Très facile à accomplir, elle n’apparaît
difficile qu’aux ignorants.
O Déesse !
je viens ainsi de t’exposer cette suprême ambroisie que rien ne
surpasse, mais qu’il ne faut jamais révéler à quiconque est
disciple d’un autre ordre, est un méchant, un cruel, ou manque de
dévotion envers le Maître spirituel. Par contre, qu’on la
dévoile, aux intelligences intuitives que n’effleure jamais aucun
doute, aux héros, aux magnanimes, à tous ceux qui vénèrent la
lignée des Maîtres. A tous ceux-là, qu’on dispense sans hésiter.
O belle aux yeux de gazelle ! village, royaume, ville, pays,
fils, parent, tout ce dont on peut s’emparer, il faudra
l’abandonner complètement ! A quoi bon ces choses
évanescentes, O Déesse, seul ce suprême trésor est permanent !
O Dieu des
dieux, grand Dieu ! me voici parfaitement satisfaite, O
Seigneur ! Maintenant j’ai reconnu avec certitude la
quintessence du Rudrayâmalatantra et maintenant aussi j’ai perçu
intuitivement le Cœur de toutes les énergies différenciées.
Après avoir
proféré ces paroles, la Déesse, pleine de béatitude, tenant Shiva
embrassé, s’identifia à Lui.
Traduction
Lilian Silburn
(chargée
de recherches au CNRS,
membre
du collège France,
Publications
de l’institut de civilisation Indienne
Paris
1983)
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